Interprofessionnalité : utopie ou success story ?
Quel que soit le secteur d’activité, les regroupements entre professionnels sont de plus en plus nombreux et bousculent le modèle libéral traditionnel. Certains sautent le pas pour faciliter leur organisation matérielle, d’autres ambitionnent de faire de leur complémentarité leur nouvelle stratégie de développement. Quelle est la réalité de l’interprofessionnalité aujourd’hui ?
Rationnaliser l’organisation, mutualiser les charges, maîtriser les contraintes, additionner les compétences, proposer des offres globales : les motivations pour se regrouper sont aujourd’hui nombreuses et constituent souvent, au départ, un moyen d’aborder en douceur le délicat virage de l’installation.
Se regrouper par nécessité
Dans le secteur de la santé, l’exercice de la médecine en solitaire est un modèle en voie d’extinction. « Les jeunes ne veulent plus être seuls pour démarrer leur carrière », observe Pascal Artru, Gastro-entérologue et hépatologue à l’hôpital privé Jean Mermoz de Lyon. « S’ils ne choisissent pas au départ la voie de l’hôpital, ils préfèrent se regrouper par spécialités afin de se doter d’un pôle commun pour le secrétariat ou l’informatique notamment ».
Les regroupements se font aujourd’hui à des degrés différents selon la pression exercée sur le secteur et les investissements nécessaires. Un avocat d’affaires n’a pas les mêmes besoins en plateau technique qu’un expert-comptable pour le traitement de la paye ou qu’un vétérinaire qui investit lourdement sur du matériel chirurgical ou de l’imagerie médicale.
Sauter le pas de l’interprofessionnalité
Au-delà du « one stop shop » offrant au client un guichet unique, l’interprofessionnalité consiste à profiter des synergies naturelles entre certaines professions pour accorder sa stratégie de développement et se positionner avec une offre globale.
Du côté des professions juridiques, la loi Macron de 2015 a introduit le modèle de la société pluri-professionnelle d’exercice (SPE) permettant l’exercice en commun de 10 professions dans une structure dédiée. « Le chemin n’est pas simple et demande une réelle adaptation dès le départ », explique Gaëlle Loinger-Benamran, co-fondatrice de TAoMA Partners, l’une des 12 SPE Avocats/CPI constituées en France et parmi les toutes premières. « Notre approche a été celle d’une réelle volonté de fusion et notre stratégie fondée sur la complémentarité nous permet d’avoir aujourd’hui, sur des dossiers complexes, une vision à long terme des ramifications et incidences possibles, tant sur les questions de protection de la marque que sur les actions judiciaires étroitement liées » poursuit Gaëlle Loinger-Benamran.
Le modèle SPE poursuit son développement avec à ce jour 28 SPE avocats/experts comptables répertoriées, 4 avocats/notaires, 12 avocats/CPI ... Ceux qui ont franchi le cap sont majoritairement des professionnels qui se connaissent déjà bien. Car les freins peuvent être de taille comme les différences de culture et d’organisation, les conflits d’intérêts potentiels, ou encore la nécessité d’harmoniser les questions de management ou de communication. Afin d’aider les professionnels à lever certaines réticences déontologiques ou pratiques, les représentants de 6 professions règlementées ont travaillé ensemble pendant plus d’un an sur l’élaboration d’un guide sur la SPE publié en 2020.
Côté santé, des structures interprofessionnelles proposent une offre de soin globale avec un regroupement de médecins, infirmiers, sages-femmes ou encore nutritionnistes. C’est le cas du groupe Ipso qui compte aujourd’hui 4 maisons de santé libérales à Paris et un objectif de développement régional avec 20 maisons d’ici 2024. Les moyens sont mutualisés et les tâches administratives déléguées à des salariés communs. Le groupe revendique une offre de soin basée sur la prévention, la bienveillance et la disponibilité avec des horaires étendus et des honoraires sans dépassement.
Médecine rurale : interdisciplinarité, sinon rien
Dans les zones souffrant d’une faible accessibilité aux soins, le regroupement entre spécialités médicales est devenu la solution remède à la désertification. Des maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) s’organisent avec en leur sein des médecins, des kinés, des infirmières, un dentiste, voire une pharmacie. Pour attirer les professionnels, les communes n’hésitent pas à prendre en charge la rénovation des locaux ou à offrir des loyers réduits. 1889 maisons en fonctionnement et 366 maisons en projets étaient recensées en juin 2021.
Une étude réalisée en 2020 par l’IRDES (Institut de Recherche et Documentation en Économie de la Santé) a mesuré l’impact des MPS sur l’évolution de la densité des médecins généralistes. Dans les zones rurales peu attractives et aux populations fragiles, la présence d’une MPS favorise l’installation de nouveaux généralistes, atténuant ainsi la diminution de l’offre due aux départs en retraite. Un effet toutefois insuffisant à lui seul pour inverser la dynamique démographique défavorable.
« L’interpro », modèle du futur ?
Face aux aspirations exprimées des jeunes générations sur l’équilibre de vie, au défi numérique ou encore aux bouleversements sanitaires, le modèle libéral doit se réinventer pour demeurer un modèle d’avenir à la fois valorisant et épanouissant.
Si le chemin est parfois long, le jeu de l’interprofessionnalité permet d’aboutir à une stratégie d’offre dans laquelle chacun s’enrichit des contraintes et subtilités de la pratique de l’autre. Il est aussi un moyen fort de se développer et de faire face aux pressions de géants comme Amazon ou la concurrence des legal tech dans le secteur juridique. « Les regroupements constituent une réelle opportunité à saisir, à condition d’être correctement équipé tout en assurant un modèle économique viable », estime Olivier Mercier, directeur général d’Interfimo. « Tous ces mouvements ne sont qu’un prélude à ce que sera l’économie libérale du futur ».