Intelligence artificielle : le tsunami
Retour sur le 32ème Congrès de l’UNAPL
L’essor fulgurant de l’intelligence artificielle soulève des questions majeures pour les professions libérales : comment intégrer ces outils sans compromettre son expertise et son indépendance ? Comment garantir une utilisation éthique ? Comment faire face à la concurrence des géants du secteur ?
Autant de défis au cœur du 32ᵉ Congrès de l’Union Nationale des Professions Libérales (UNAPL), qui s’est tenu le 31 janvier 2025 au CESE avec plus de 400 participants réunis autour d’experts et de débats passionnants. OnlLib’Infos vous propose un retour sur les grands enseignements de cet événement, entre enjeux cruciaux et opportunités offertes par l’IA, pour mieux anticiper les mutations qui transforment les professions libérales.
S’emparer urgemment de l’IA et doper notre conscience
Christophe Sans, président de l’UNAPL, a débuté son intervention en rendant hommage à l’action de son prédécesseur, Michel Picon, soulignant l'importance de poursuivre le dialogue avec le gouvernement pour accompagner les grandes transformations des professions libérales. Les défis sont nombreux : garantir un budget suffisant pour préserver la compétitivité des entreprises, maintenir les spécificités des régimes de retraite des professions libérales, veiller à ce que les entreprises de moins de 11 salariés soient écoutées et soutenues. Et bien sûr l’IA, qui « n’est plus une perspective futuriste mais une réalité qui s’impose à nous à un rythme accéléré, (...) un tsunami qui impacte profondément tous nos métiers ».
Christophe Sans a rappelé la nécessité absolue de « prendre en marche le train de l’IA, formidable levier de progrès pour les professions libérales, à condition de le maitriser, de l’orienter au service de nos valeurs, de nos patients, de nos clients ». En d’autres termes, ceux de Michel Chassang, président de la Confédération des Syndicats Médicaux Français (CSMF), en ouverture de ce 32ème Congrès : l’IA comme « un outil au service de l’humain dans l’intérêt général ».
L’indépendance était au cœur de l’introduction de Christophe Sans qui a pointé l’urgence de « développer collectivement une expertise pointue sur l’IA et ses implications » en surveillant de près les innovations des géants du numérique et en étant force de propositions sur un cadre règlementaire et éthique à même de préserver les intérêts des professions libérales. Des groupes de travail sur l’indépendance, la financiarisation et la protection sociale ont été mis en place pour commencer à « revoir notre corpus, nos valeurs, à l’aune de ces mutations ». « L’IA dope la science, nous devons ensemble doper notre conscience pour garantir et assurer notre indépendance ».
Retrouvez l’intégralité de l’intervention de Christophe Sans : UNAPL TV
Un moment charnière
Ministre déléguée chargée du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises et de l’Économie sociale et solidaire, Véronique Louwagie a qualifié la période actuelle de « moment charnière où l’évolution des technologies a redéfini les pratiques professionnelles ». La ministre a notamment insisté sur la nécessité d’emprunter la voie de la « débureaucratisation », avec un projet de loi comprenant de nombreuses mesures visant à alléger et assouplir les démarches administratives. L’objectif ? Rendre les professions plus agiles, réactives et accessibles, notamment grâce à la dématérialisation des procédures administratives.
Sur la financiarisation des professions, la ministre reconnait les risques de perte d’autonomie, de dilution de l’identité des professions et d’une logique financière prenant le pas sur l’intérêt général. Deux axes d’action ont été mis en avant : mieux encadrer la financiarisation grâce à des leviers de régulation adaptés et diversifier les stratégies de financement des professionnels à toutes les étapes de la vie de leur entreprise, en renforçant la culture entrepreneuriale et l’accompagnement des jeunes diplômés.
La ministre salue l’initiative de création des Maisons des Professions Libérales (MPL) par l’UNAPL, qui constituent « un véritable point d’appui dans les territoires pour accompagner les professionnels à toutes les étapes clés : création, gestion, transmission ». Enfin, la ministre appelle à « envisager l’avenir des professions libérales avec ambition et éthique, en intégrant pleinement l’innovation tout en restant attaché aux valeurs qui fondent leur identité ».
Le poison dans la dose, pas dans la chose...
Le grand témoin de ce 32e Congrès était la philosophe, essayiste et conférencière Julia De Funès, très remontée contre la peur comme fondement d’un « surdosage procédural », contre une bienveillance à l’excès, transformée en complaisance et en non-dits, et contre la survalorisation du collectif, devenu une valeur en soi alors même que l’individu ne se confronte pas au risque. « Le collectif oui, mais à condition qu’il soit précédé par un travail individuel très fort » clame la philosophe qui rappelle au passage la maxime de Montaigne selon qui c’est l’action qui repose et la passivité épuise !
Quant aux « talents » en entreprise, quelle expression « outrageusement démagogique » selon la philosophe, qui rappelle combien cette notion est liée à l’inné et non au travail. Une « dérive démocratique grave » vers un égalitarisme qui conduit en réalité « à l’absence totale de reconnaissance ». « Il faut oser poser des différences, distinguer, hiérarchiser sans que ce soit considéré forcément comme une injustice ».
Face cette logique très automatisée, très procédurale, qui lui semble en voie d’obsolescence totale, Julia de Funes propose une logique d’action et de subjectivation avec trois éléments essentiels : la prise de risque, qui suppose de savoir jouer avec les aléas et qui fait appel à une intelligence d’action humaine. Le sens, qui suppose de ne jamais faire passer le process en premier. Et enfin, la confiance, « pari sur l’incertitude, qui nous enrichit et nous fait grandir ». Et de conclure : « Le risque, le sens, et la confiance. Pour l’instant tout cela, la machine IA en est incapable ».
Mettre en avant l’innovation française
La réflexion sur la diffusion de l’innovation dans les territoires était au centre de ce 32ᵉ congrès qui accueillait pour la première fois un « Village de l'innovation », permettant aux participants de découvrir dix startups innovantes et d’échanger directement avec leurs fondateurs. Sous la houlette d’Anthony Morel, journaliste spécialisé en nouvelles technologies, ces jeunes pousses ont relevé le défi d’un pitch express : 1 minute 30 pour présenter leur solution aux professionnels libéraux présents dans la salle. Allaw, Haiku, Lexis Nexis, Ordalie pour les professionnels du droit, Boby IA pour les artisans, HighWind, Freya et Prima dans le secteur de la santé, IA Créa pour les professionnels de l’immobilier et Verso pour les vétérinaires.
Retrouvez l’intégralité des pitchs des start-uppers : UNAPL TV
L’IA face aux professionnels libéraux
Le directeur général des entreprises (DGE), Thomas Courbe, était convié pour répondre aux questions des trois vice-présidents de l’UNAPL.
Interrogé par François Blanchecotte, délégué à la santé, sur les leviers financiers permettant d'intégrer l'intelligence artificielle dans les entreprises et, en particulier, dans les TPE, Thomas Courbe a souligné la nécessité « d’objectiver » les conditions d’implantation de l’IA chez les professionnels et de rendre l’offre plus lisible, notamment par un recensement des solutions les plus performantes, métier par métier. Thomas Courbe a également rappelé le lancement d’une mission des Inspections visant à explorer de nouvelles pistes de financement pour les professions libérales. Des propositions concrètes sont attendues au printemps et seront soumises à consultation auprès de l’UNAPL.
Délégué au droit, Denis Raynal a axé sa question sur l’indépendance des professionnels et le risque que l’intégration de l’IA puisse menacer cette valeur fondamentale. Quelles actions le ministère des Entreprises peut-elle mener pour la préserver ? Pour Thomas Courbe, il est avant tout essentiel que chaque professionnel puisse avoir une bonne connaissance des limites des outils d’IA qu’il utilise. À cet effet, un récent rapport du Sénat suggère d’intégrer, dès la formation initiale, un apprentissage de l’utilisation de ces outils dans les universités et les écoles. Cette option est actuellement à l’étude. La question de l’indépendance est également liée au fait de pouvoir recourir à des systèmes français d’intelligence artificielle adaptés aux besoins des professionnels. « Il y a un an, nous avons commencé à sélectionner des "communs numériques" pour soutenir les développeurs français dans la création de solutions d’IA » a expliqué Thomas Courbe. Par ailleurs, en juin dernier, un programme visant à identifier les solutions d’IA les plus prometteuses pour les professions libérales a été lancé, Thomas Courbe précisant que 30 % des offres sélectionnées concernent les métiers du droit, du chiffre et de la santé. Enfin, une réponse réglementaire est également envisagée en collaboration avec l’Union européenne. L’objectif est de garantir une indépendance économique européenne, notamment en facilitant la portabilité des données et le changement de fournisseur, tout en assurant la sécurisation des données sensibles.
Délégué au Technique et cadre de vie, Laurent Boulangeat a souligné le fait qu’aux cotés des métiers portés par l’IA, d’autres étaient menacés par son développement : comment aider ces professions à appréhender cette transformation et qui peut les accompagner ? Thomas Courbe a d’abord souligné la grande variété de ce secteur Technique et cadre de vie qui représente 80 % des créations d’entreprises. Malgré cette diversité, les enjeux de productivité sont communs, enjeux pour lequel des solutions d’IA déjà matures existent, notamment en matière de gestion des e-mails, de préparation et de suivi des contrats ou encore, de gestion documentaire. Sur la prise en compte des spécificités de chaque métier, Thomas Courbe s’est arrêté sur les traducteurs et interprètes avec lesquels un dialogue spécifique sur l’impact de l’IA a été engagé. Ce type d’échange pourra être étendu à d’autres professions afin de coconstruire des solutions sur mesure. Les Maisons des Professions Libérales (MPL) pourront jouer un rôle clé en faisant remonter ces préoccupations au ministère qui travaillera en concertation avec l’UNAPL pour identifier et mettre en œuvre des réponses adaptées.
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Magie ou IA ?
Dans son intervention interactive, accompagné d’un petit robot, Samuel Gaulay, Fondateur de Magic Tech, explore la collaboration entre l’homme et la machine. L’IA a le devoir d’améliorer l’humanité mais quelle sera la place de l’humain dans ce futur technologique ? La peur d’être remplacé est légitime face aux progrès fulgurants de la technologie et de l’intelligence artificielle dont les capacités flirtent parfois avec une forme de magie, pourtant bien réelle. Pour lui, la formule magique de l’homme augmenté repose sur une combinaison de trois intelligences : Artificielle (IA), Biologique (IB), et Collective (IC).
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Le début de la fin du travail humain...
Stéphane Mallard est formel : avec l’intelligence artificielle, « nous sommes au début de la fin du travail humain ». L’IA progresse rapidement, capable de reproduire tout ce que nous faisons dans note travail quotidien, des tâches les plus simples aux plus complexes. Car « nous sommes en quelque sorte, nous les humains, des algorithmes d’essais-erreurs ». Les algorithmes vont analyser toutes les données et suggérer des choses qui ont de la valeur. Et plus on ajoute de données, plus on monte les paramètres de leur entrainement, plus ces algorithmes seront capables de faire émerger des raisonnements.
Quel rôle restera-t-il à l’Homme ? L’empathie, la relation interpersonnelle ? Même sur ce terrain, ChatGPT peut parfois se montrer plus efficace pour annoncer de mauvaises nouvelles. L’expertise, autrefois clé de voûte des professions, risque d’être « commoditisée », c’est-à-dire banalisée. D’abord, l’IA complétera les experts en leur révélant ce qu’ils ne voient pas. Puis, elle les surpassera et bientôt, chacun aura un expert à tout faire dans la poche, capable de nous livrer toute forme d’expertise dans tous les domaines de la vie. Ces assistants intelligents échangeront avec d’autres IA – celles des entreprises, des administrations ou des individus – et géreront des tâches toujours plus complexes : déclarations fiscales, organisation de voyages, gestion administrative…
Stéphane Mallard annonce que les algorithmes vont très probablement "ronger" notre valeur ajoutée au travail pour tout faire à notre place avec, avec toutefois en contrepartie, une création massive de valeur sur des choses que nous ne sommes pas capables de faire. Dans cette phase de transition, le salariat n'est plus du tout adapté. Le modèle émergent ? Un écosystème de travailleurs indépendants collaborant sans lien de subordination et utilisant l’IA comme levier d’efficience. Les "bullshit jobs" (à faible valeur ajoutée) sont les premiers menacés, tandis que les structures agiles de travailleurs indépendants avec des algorithmes dans la poche seront les plus prisés.
Mais jusqu’où ira l’IA ? En repoussant toujours plus les limites du cognitif et de l’émotionnel, elle pourrait "s’attaquer" à nos algorithmes biologiques et simuler des émotions de manière convaincante. L’étape suivante ? Le développement d’algorithmes de "conscience artificielle", capables de prendre leurs propres décisions et d’optimiser leurs actions. Cette IA dite "générale", capable de tout faire, n’est plus de la science-fiction. Aucune raison d’en avoir peur selon Stéphane Mallard. L’enjeu n’est pas d’y résister mais de se concentrer sur la construction de ce nouveau monde.
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Régulation et droit pour l’IA
Qu’est-il en train de se passer en matière de régulation de l’intelligence artificielle ? Et quels sont les enjeux pour les professions libérales ? Tel était l’objet de l’intervention de Thomas Dautieu, directeur de l’accompagnement juridique à la CNIL. Car dans son champ d’intervention, la CNIL, créée en 1978, a pour mission de veiller à ce que les développements technologiques successifs ne portent pas atteinte à notre vie privée. Avec des textes qui évoluent évidemment en fonction des évolutions technologiques.
Dans le domaine du numérique, « l’UE a fait preuve d’une certaine créativité » avec plusieurs règlements successifs sur les services numériques, la gouvernance des données, les données elles-mêmes, les données de santé, etc. L’été dernier, un Règlement européen sur l’Intelligence Artificielle (RIA) a été publié, adoptant une approche par niveau de risque. L’IA fait en effet peser des risques intrinsèques (risques de biais algorithmiques ou d’hallucinations car l’IA répond toujours même si elle ne connait pas la réponse) mais aussi liés à des usages détournés, par exemple les "hypertrucages". L’objectif du RIA est de créer un cadre de confiance.
L’entrée en vigueur d’une première couche du RIA a été annoncée par Thomas Dautieu lors de son intervention. Elle a eu lieu quelques jours après le congrès, le 2 février et concerne les risques sur les systèmes d'IA présentant des risques "inacceptables", systèmes désormais interdits sur le territoire de l'Union européenne. Ces cas restent rares, mais incluent les IA manipulant les individus via des techniques subliminales, la notation sociale, la police prédictive, les catégorisations biométriques pour classer les personnes selon leur race et leurs opinions.
Deux points clés selon Thomas Dautieu : contrairement au RGPD, la logique du RIA est de faire peser la charge du respect de la règlementation sur le développeur du système afin que celui qui achète ait la certitude que le système soit conforme à la règlementation.
La régulation ne sera pas centralisée, elle sera plutôt sectorielle ce qui est assez nouveau. Il y aura aussi un fort enjeu de coordination entre les pays avec la création d’un comité de l’IA au niveau européen et d’un bureau de l’IA qui sera chargé de règlementer les IA à vocation générative.
Le RIA vient compléter un cadre déjà largement structuré par le RGPD, en imposant notamment des règles sur les bases de données utilisées pour entraîner les modèles d’IA. Une articulation claire entre ces deux régulations est essentielle pour éviter toute complexité excessive.
À ce sujet, la CNIL plaide pour une coordination efficace entre les différents régulateurs, afin de limiter la multiplication des instances de contrôle et de faciliter l’application des règles par les entreprises.
Pour aider les entreprises à intégrer l’IA dans le respect du cadre réglementaire, la CNIL prévoit de publier l’an prochain des fiches détaillant les bonnes pratiques pour déployer un système d’IA, les questions clés à se poser, les erreurs à éviter.
Enfin, Thomas Dautieu a tenu à rassurer les participants : il ne faut pas dramatiser cette nouvelle réglementation, qui concerne avant tout les développeurs de systèmes d’IA et dont la mise en application sera progressive. La CNIL privilégiera toujours le dialogue et ne sanctionnera pas tant que les règles ne seront pas totalement claires pour les entreprises.
Retrouvez l’intégralité de l’intervention de Thomas Dautieu : UNAPL TV