Cinq questions à Etienne Pujol - Avocat en droit du travail
« Les chartes de télétravail, souvent incomplètes et parfois inexistantes, ne suffiront pas à pallier le manque de législation sur le sujet. »
Pour Etienne Pujol, avocat au barreau de Paris, le télétravail rencontre une double problématique en France. La première est propre à tout employeur qui manage à distance. La deuxième découle davantage d’un état d’esprit et d’une culture professionnelle qui voudrait que loin des yeux, on ne travaille pas.
Les fonctions libérales sont-elles plus adaptées au télétravail ?
L’avantage d’un exercice libéral est de pouvoir, par définition, être plus libre et réagir promptement à un changement de situation tel que celui vécu au moment de la pandémie. Dès mars 2020, par exemple, les études notariales se sont organisées pour accélérer la digitalisation de leurs process (signature d’actes authentiques notamment), afin de répondre aux sollicitations de leurs clients. Par pragmatisme, elles se sont particulièrement bien adaptées au télétravail généralisé. De manière globale, les professions libérales ont une priorité d’agilité en raison du modèle « client first » qu’impose leur activité.
L’idée que l’on travaille mieux au bureau est-elle dépassée aujourd’hui ?
Le bureau s’est peu à peu imposé dans nos esprits comme un lieu de socialisation. Aux États-Unis, par exemple, c’est le cas depuis plus longtemps, avec notamment la mise en place sur les campus de travail, de terrains de volley, de tables de ping-pong et autres lieux conviviaux permettant des échanges privilégiés. En France, avant la pandémie, le constat sur le télétravail ponctuel, choisi et accepté, était plutôt celui d’une amélioration de la productivité des collaborateurs. Les deux modes de travail coexistaient en harmonie. Avec la pandémie et le télétravail imposé, la vision s’est quelque peu brouillée. Les salariés se sont sentis isolés et l’organisation n’était pas toujours adéquate pour permettre un télétravail épanoui et efficace. Aujourd’hui, nous avons une réalité qui est mixte. Le télétravail est rentré dans les pratiques des travailleurs, libéraux ou non. Les jeunes générations, notamment, que ce soit pour des raisons écologiques (transports) ou en raison d’une exigence équilibre vie personnelle/vie professionnelle, n’envisagent plus de retour en arrière.
Justement aujourd’hui, qu’en est-il juridiquement de ce nouveau mode de fonctionnement ? En tant qu’avocat, êtes-vous confronté à de nouveaux litiges ?
Oui, effectivement, notamment en ce qui concerne le management qui, effectué à distance, est plus complexe puisqu’il repose en partie sur une relation de confiance. Les managers ne sont pas tous formés pour cela. Certains, démunis, ont recours à des pratiques extrêmes : logiciels espions installés pour calculer l’activité de frappe sur clavier, demandes d’accès à la boîte mail et au disque dur, injonction d’allumer sa caméra pendant son temps de travail, etc. Or, il y a ici un problème évident d'intrusion dans la vie privée au regard de la réglementation du Code du travail. Dans son rapport sur le télétravail pour l’année 2021, la CNIL a expliqué avoir été sollicitée par de nombreux collaborateurs pour des problèmes de surveillance de la part de l’employeur. Les plaintes de harcèlement moral sont en hausse significative et la souffrance au travail est un thème majeur de nos interventions. Il faut former les collaborateurs au management à distance et être vigilant sur l’installation d’outils incompatibles avec le respect de la vie privée du collaborateur.
Et dans les entreprises, quel impact cette organisation a-t-elle sur les rapports hiérarchiques ?
Le télétravail a évidemment bousculé les rapports hiérarchiques, instaurant des passerelles parfois plus directes entre un échelon n et un échelon n+2. Il y a une réelle remise en question chez les cadres intermédiaires par rapport à leurs fonctions. Le rééquilibrage dépend beaucoup d’une organisation qui doit rester très structurée avec la mise en place d’un cadre, pour continuer à maintenir une unité dans le travail des salariés, indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise et à la survie de son ADN.
Selon vous, à quand une législation encadrant le télétravail ?
Nous sommes plusieurs à médiatiser les enjeux de l’absence de juridiction encadrant les nouveaux usages. Pour l’employeur il y a une vraie zone de risque, et rien n’est pire que l’incertitude. Le Code du travail n’a pas été créé ni, pour l’heure, actualisé, ce qui pose de réelles interrogations notamment pratiques. Par exemple, dans ses bureaux, l'employeur a un devoir de vigilance sur la préservation de la santé et la sécurité de ses collaborateurs. Dès lors que le travail est “despatialisé”, qu’en est-il en termes de respect des normes d’aération, de ventilation, d’exposition au bruit, etc. Les chartes de télétravail, souvent incomplètes et parfois inexistantes, ne suffiront pas à pallier le manque de législation sur le sujet.